28 avr. 2008

AU DIABLE LE MONDE ORDINAIRE

André Desjardins 28 avril 2008

Au Québec comme dans bien d’autres sociétés dites démocratiques et développées, paraître élitiste, en public comme en privé, figure maintenant parmi les nouveaux péchés capitaux, aux côtés de l’improductivité, de la non-rentabilité, de la gratuité et du mépris des sacrosaintes lois du libre marché, entre autres fautes jugées totalement impardonnables. Il en va ainsi chez les syndicats, les partis politiques, dans les diverses instances démocratiques, partout. Il fut un temps où la Confédération des syndicats nationaux (CSN) avait comme cri de ralliement « Nous, le monde ordinaire ». Cette association de travailleurs en aurait-elle alors contre le monde extraordinaire auquel elle s’opposerait? Y a-t-il donc lieu de s’enorgueillir ainsi d’être ordinaire? De la part de syndicats, ce genre de platitude démagogique me déçoit énormément, et ceci d’autant plus qu’il est, de surcroît, mensonger et même un tantinet hypocrite. Car les syndicalistes, que je connais assez bien puisque je suis des leurs, n’ont souvent rien d’ordinaire et constituent même, ne leur en déplaise, une véritable élite de militants.

« Les gens ne veulent pas savoir, ils veulent croire. », a dit Mario Dumont. Or toute démagogie se fonde justement sur cette assertion, et sans parler bien sûr des religions … Mais parlons-en quand-même de celles-ci. Dans la Genèse biblique, n’est-il pas écrit que Dieu chassa Adam et Ève du paradis terrestre pour avoir osé croquer « le fruit de l’arbre de la science, du bien et du mal. »? Ainsi, selon les Saintes Écritures, parce que ses premiers représentants eurent l’impudence (et l’imprudence) d’accéder au savoir (l’arbre de la science, …) et à la conscience (… du bien et du mal) en se débarrassant de leur innocence, le Créateur condamna l’humanité entière au malheur sur terre jusqu’au jugement dernier. Par ailleurs, le Christ n’a-t-il pas dit, tel que rapporté dans les Évangiles : « Bien heureux les simples d’esprit car le royaume des cieux est à eux. », ainsi que « Soyez comme des petits enfants devant les mystères de Dieu. »? Imaginons donc la joyeuse bande d’imbéciles heureux qui se retrouverait au ciel, et à l’inverse la triste assemblée de génies qui brûlerait en enfer, avec entre les deux tous ces gens d’intelligence moyenne contraints au purgatoire de se départir graduellement de leurs gênantes facultés mentales et de revenir à l’innocence de leur petite enfance pour enfin mériter le salut éternel, hi hi.

Plus sérieusement, un physicien déclara dans Québec Science que, pour lui, faire de la physique et en parler est devenu du militantisme politique. Dans le monde actuel en effet où prévalent partout les idées simples et les conversations banales, où quiconque exprime des idées complexes ou développe des raisonnements subtils trouve peu d’audience ou de diffuseurs, produire des connaissances scientifiques et exposer la conception du monde qui en découle reviennent à combattre la démagogie et l’obscurantisme qui nous menacent de plus en plus.

Mais certaines autorités ne semblent guère partager tout à fait ce genre de préoccupations allant dans le sens de la lutte à l’ignorance et de la diffusion large de la connaissance objective. Du côté des religions encore une fois, un prêtre catholique soutint la thèse, à la radio de Radio-Canada, que la Genèse biblique explique au peuple peu instruit le commencement du monde et les origines de l’homme dans des termes qu’il peut comprendre. Plus explicite encore, un théologien des temps anciens considérait que tenter de faire comprendre de manière rationnelle les vérités fondamentales aux petites gens équivaudrait à « jeter des perles aux pourceaux ». Ainsi devrait-on, selon cette logique, ne réserver la traduction sophistiquée ou savante de la doctrine qu’aux élites instruites afin de nourrir leur « foi éclairée », une autre traduction, simplifiée ou littérale celle-là, étant destinée aux masses ignorantes pour entretenir leur « foi du charbonnier ». Cette sacralisation, étrangement teintée de mépris et de paternalisme (parfois revêtus du blanc manteau de la compassion), des « humbles », des « petites gens », du « peuple », bref du « monde ordinaire » plonge donc ses racines dans les fondements mêmes de nos civilisations.

Pour ma part, j’estime qu’il ne m’appartient pas de conforter les gens dans leurs systèmes de croyances, religieuses et autres. Cependant, s’ils désirent en connaître l’origine, l’histoire, la logique, les fonctions et les liens avec d’autres systèmes de même nature, les relativiser en les mettant en perspective par la distanciation qu’exige l’analyse objective autrement dit, il me fera alors immensément plaisir de les accompagner dans leur cheminement. Par contre mon rôle, tel que je le conçois, consiste plutôt à les aider de mon mieux dans leur quête du savoir par l’usage de la raison, ainsi que dans leurs efforts visant à étendre leur culture générale, le tout axé sur le développement personnel et l’acquisition d’une conscience citoyenne. Et voilà l’esprit même de mon engagement au Centre communautaire Radisson (CCR), un organisme voué principalement à l’éducation d’adultes ayant de lourdes déficiences physiques. Ainsi peut-on considérer le présent texte comme le manifeste de mon implication au CCR.

Élitiste je suis diriez-vous? Point du tout, bien au contraire! Car j’ai toujours eu tendance, à tort ou à raison, à traiter les autres comme des égaux, avec tout ce que cela implique de respect mais aussi de sévères exigences. De la condescendance, il ne faut pas en attendre de ma part, et les mots charité et compassion me donnent l’urticaire. Quant à l’amour envers ceux qu’on aide et qui nous aident, je le veux respectueux, dévoué, égalitaire et … hédoniste. Hédoniste parce que le don de soi sans qu’on y prenne plaisir n’engendre que l’aigreur et que l’on en arrive en fin de compte à faire plus de mal que de bien. Donc, à bas le don de soi sacrificiel! Dans la même ligne de pensée, j’estime que les gens, ordinaires ou extraordinaires, et tout particulièrement les personnes handicapées, ont droit à une nourriture intellectuelle et culturelle vraiment digne de l’intelligence et de la sensibilité humaine. Cessons donc de les prendre pour des abrutis et alimentons les d’autres choses que de fables, de mythes, de sophismes, d’histoires à dormir debout et autres niaiseries. Voilà du moins l’orientation que j’ai la très ferme intention d’encourager au CCR.

Je tiens en outre à préciser que, contrairement à ce que mes propos pourraient laisser croire, je ne suis pas né avec une cuillère d’argent dans la bouche, oh que non! De très humbles origines, avec une paralysie cérébrale de naissance et un séjour de trois ans en classes dites allégées pour retardés mentaux à ce qu’on appelait à l’époque « l’école des enfants infirmes » (Victor-Doré), j’avais vraiment tout pour passer toute ma vie dans la misère, l’ignorance et l’exclusion sociale. Mais suite à une cruelle prise de conscience, survenue au début de l’adolescence et provoquée en partie par la mort de ma mère au terme d’une longue et horrible maladie, du sort pitoyable qui m’attendait si je laissais les choses suivre leur cours sans réagir énergiquement, il en fut tout autrement. Ainsi suivis-je un parcours académique et socioprofessionnel tout aussi incroyable qu’improbable qui me mena jusqu’à un doctorat en sociologie à Paris puis, au prix d’âpres combats contre la discrimination et d’épreuves des plus affligeantes, à une carrière de professionnel (chercheur) au gouvernement du Québec, en plus de charges de cours à l’université et autres invraisemblances pour quelqu’un dans ma condition. Et comment donc s’y prend-on pour se tirer d’affaire avec autant d’élégance « lorsque l’on part aussi vaincu » (comme dit Jaques Brel)? Disons que, en résumé, on décide à un moment donné de cesser de s’apitoyer sur soi-même, de s’enlever les doigts du nez, de mettre son « ordinateur neurophile » (nom que Léo Féré donne au cerveau) sur « on » et de s’engager résolument dans son développement personnel en cultivant sa curiosité, son ouverture au monde, son goût d’apprendre et surtout sa rage de vivre.

Je veux donc au CCR œuvrer, avec la collaboration de tous et toutes, à la mise en place et à la consolidation de conditions qui permettent à toutes les personnes qui le fréquentent, mais avant tout aux membres, de s’y épanouir pleinement, de se dépasser même s’ils le souhaitent, et ainsi de prendre de plus en plus le contrôle de leur existence, de l’enjoliver et de l’enrichir autant que faire se peut. Cette mission, elle me tient d’autant plus à cœur que beaucoup de membres du CCR, ayant de lourdes déficiences physiques mais toutes leurs facultés mentales par ailleurs, partent de très loin pour avoir longtemps été scandaleusement négligés sur ce plan. Pas mal quand-même comme projet élitiste de retraite pour un fonctionnaire!

Eh puis après tout, et notamment dans le contexte actuel, me faire accoler l’épithète d’élitiste est pour moi beaucoup plus un compliment qu’une insulte. Comme disait un morning man de la radio que j’écoutais en Martinique durant mes vacances de l‘été 1987 : « Passer pour un idiot aux yeux des imbéciles est un délice de fin gourmet. ».

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Ton texte est lourd car il contient beaucoup d'informations. Néanmoins tu ne passes pas du coq à l'âne. A te lire j'ai l'impression d’écouter le Dr. Mallioux! Attention je fais référence à ce personnage, puisqu'il ait un, Seulement pour décrire mon énergie. Parce que à mes yeux une intelligence comme la tienne peut paraître parfois tellement percutante que les idiots diront que ça frôle la folie. Sans aucun sarcasme et avec amitié voici mon oppignion.

Anonyme a dit…

André,
A ta suggestion de tantôt, je viens de lire ton blogue et j'ai été particulièrement touché par ton récit de vie, qui m'inspire et dont je te remercie.
D'autre part, existe-t-il des gens extraordinaires ou plutôt des gens ordinaires vivant extraordinairement? A la prochaine!

Jacques Martin